Game UX - La patience a disparu
-à propos des Joueurs & Joueuses-
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L’algorithme YouTube a bien compris son travail et a su éveiller ma curiosité pour me faire cliquer alors que je venais de commencer le jeu mobile Pokémon TCG Pocket, et au détour d’une recommandation, m’a proposé un créateur que je ne connaissais pas qui promettait par son titre de détailler les NOUVEAUTÉS (tout en majuscules, oui).
“ On fête aujourd’hui les 15 (quinze) jours de sortie de Pokémon TCG Pocket, et j’peux vous dire qu’ils ont préparé du lourd.[…] Oui, des news, il y en a. Ça fait quelques jours que la communication de Pokémon TCG Pocket, elle était assez faiblarde. Des gens attendaient différentes news, parce qu’au bout de 15 (quinze) jours de sortie de jeu, on avait pas forcément de grosses news à part les différents évènements qu’ils nous ont proposés. “
C’est avec cette introduction que commence ce jeune créateur français spécialisé dans les vidéos de jeux sur mobiles. Et c’est face à ces quelques phrases que je me suis senti très vite à la fois contrarié et vieux.
Et pourtant, en y réfléchissant bien, nous pouvons trouver certaines des sources de cette impatience grandissante du public au sens large. Et c’est ce voyage à travers l’attention et la patience que je vous propose de réaliser aujourd’hui.
L’abondance de contenu ailleurs
S’il y a bien un lieu commun à l’ère de la toute-présence numérique, c’est la Guerre de l’Attention. Chaque création, et plus largement chaque plateforme, cherche à s’imposer dans le temps d’attention quotidien des utilisateurs et utilisatrices.
À l’heure où les connexions sont devenues si performantes, où les supports de visionnement permettent la meilleure qualité même dans la paume de la main, tous les moyens sont mis en œuvre pour capter la seule ressource qui est restée incompressible, mais en même temps impossible à améliorer : notre temps disponible.
Que ce soit par la lecture automatique qui permet d’enchaîner les vidéos sans agir, les saisons entières sorties le jour même, le cloud gaming qui laisse jouer sans rien avoir à télécharger ou encore les livraisons à domicile qui assurent la réception de biens de consommation sans avoir à sortir de chez soi, tout est disponible pour nous permettre d’économiser notre temps, dans le but qu’on le dépense autrement, ailleurs.
C’est en misant grandement sur les bons leviers cognitifs que l’économie du numérique espère gratter du temps d’attention aux distractions extérieures. Cette part de temps grapillé augmente chaque jour un peu plus dans le but de nous servir davantage de contenus publicitaires.
La part des jeux-services
Ces dernières années, le monde du jeu vidéo a vu naître et prospérer un nouveau mode de consommation : les jeux-services (et ça n’a pas échappé au Président de Electronic Arts, même si bon, voilà.). Expliqué brièvement, cette appellation correspond à une façon de faire évoluer son jeu dans le temps en y ajoutant de nouveaux contenus sur la base première du jeu.
Tous les genres sont touchés, du jeu d’aventure au jeu de tir, en passant par les jeux de capture de monstres, les jeux de sport, rythme, gestion, stratégie, etc. Certaines des composantes principales de ce mode de fonctionnement sont évidemment un système de “saisons”, qui apportent son lot de nouveautés et de changements, mais arborant le plus souvent la mécanique désormais bien connu du “pass cosmétique”. Chaque saison aborde un nouveau thème, et à chaque thème un nouveau pass contenant des éléments de personnalisation et/ou de gameplay différents.
Le jeu qui a probablement le plus participé à la démocratisation de ce mode de consommation, c’est évidemment Fortnite Battle Royale. Et c’est justement un exemple parlant, à mon avis, qui a participé à cette perte de patience et ces envies de “toujours plus” chez les joueurs et joueuses.
Prenons donc Fortnite en exemple, car il cristallise à merveille cette transformation de la consommation de contenu.
Depuis sa création et le lancement de sa première saison le 26 septembre 2017, Fortnite Battle Royale arbore un total impressionnant de 27 saisons, ce qui comprend un nombre proportionnel et donc colossal de skins (les tenues de personnage), de modifications à la carte de jeu, et de son lot de nouvelles mécaniques. Réparties dans des Chapitres (4 à l’heure actuelle), ces saisons durent en moyenne 11 (onze) à 12 (douze) semaines, soit 3 (trois) mois environ (à quelques exception près).
En développement de jeu vidéo, trois mois, c’est peu. C’est très peu même. Cela indique principalement que, pour proposer autant de contenu à chaque fois, Epic Games (qui a créé et gère Fortnite Battle Royale) emploie énormément de gens et les fait travailler pendant de gros volumes horaires. Et pourtant, il existe un paradoxe assez incroyable qui se crée : plus les joueurs et joueuses reçoivent du contenu, plus ils en demandent.
Cela donne naissance à un cycle classique de jeu pour Fortnite Battle Royale qui est plus ou moins le suivant pour la majorité des gens :
- Sortie d’une nouvelle saison (et d’un nouveau pass cosmétique) : jeu à outrance pour débloquer un maximum de nouveau contenu et découvrir les changements sur la carte du monde,
- Effort supplémentaire pour certains et certaines : l’esprit de collection des complétionnistes les force à réaliser davantage de missions quotidiennes pour aller au bout des récompenses déblocables ,
- Perte d’intérêt (globalement rapide) : Seuls quelques lieux peuvent être modifiés par saison et sont donc rapidement visités et apprivoisés,
- Demande et attente d’un prochain contenu aussitôt le nouveau consommé jusqu’à la sortie d’une nouvelle saison, etc.
Pour alterner et proposer toujours davantage de façon de retenir ses joueurs et joueuses, Fortnite Battle Royale créera une quantité astronomique de skins exclusifs, événementiels et/ou temporaires, mais aussi des événements en jeu comme des concerts et des transitions cinématiques entre ses saisons, allant même jusqu’à créer une île parallèle à l’image d’un parc d’attraction (où même des films seront diffusés) stimulant ainsi la curiosité et la créativité des gens tout en les maintenant plus longtemps dans l’Univers Fortnite grâce au divertissement quasi permanent.
La part des sorties ultra nombreuses
Difficile aussi de se montrer patient(e)s face à l’abondance de contenu de divertissement proposés de nos jours.
Nous avons déjà abordé d’autres postes d’attention sur-stimulés, mais le monde du jeu vidéo n’est clairement pas en reste. Les sorties de jeu sur différentes plateformes en 2024 sont un indicatif tout particulier de l’océan de diversité qui noie petit à petit notre attention.
Sur Switch, en 2024, c’est plus de 2600 jeux qui sont sortis (données Switchscores.com), soit une moyenne grossière de 220 jeux par mois, ou 7 jeux par jour. Ça peut sembler peu, mais sortir un jeu sur console est une démarche particulière. Il faut pouvoir se voir attribuer du matériel spécifique pour développer des jeux compatibles avec la machine propriétaire (aussi bien pour Xbox, Playstation et Nintendo).
Sur PC, rien que la plateforme Steam (leader actuel des ventes de jeux PC) a vu naître le nombre impressionnant de 18 939 jeux (données steamdb.info). On a donc une moyenne grossière de 1580 jeux par mois à disposition, soit environ 52 jeux par jour. Cinquante-deux jeux. Par jour. Et tout cela, c’est sans compter sur les autres plateformes de jeux PC (Epic Games, GoG ou encore Itch.io pour n’en citer que trois) mais aussi et surtout, sans compter le jeu sur mobile, qui devient une plateforme très prisée et qui voit naître de plus en plus de productions de tous types.
Alors évidemment, tous ces jeux ne se valent pas en qualité (histoire, production, gameplay, durée de vie, peu importe les critères aussi variés soient-ils) et certains jeux ne sont là que pour une niche très particulière qui est la leur (et quelle époque que de pouvoir accéder à un jeu qui nous corresponde plus ou moins parfaitement), mais il n’en reste pas moins que, si quelque chose nous ennuie assez pour regarder une seconde par la fenêtre, nous trouverons vite un autre papillon après lequel partir à la chasse.
Donc, quand j’entends quelqu’un dire après deux semaines “hé bien, il était temps qu’on ai du nouveau contenu”, bien sûr que je comprends pourquoi la patience des gens a diminué d’autant qu’elle a été attaquée, mais ça ne m’empêche pas de grincer des dents.
Et quelles en sont les conséquences ?
Ces changements importants dans les modes de consommation ont des conséquences forcément difficiles à prévoir sur le long terme, mais nous pouvons déjà mettre le doigt sur certains changements comportementaux qui découlent potentiellement de cette abondance de contenu.
Il y a certaines conséquences positives, bien entendu, telles que l’augmentation de la créativité grâce à des stimulations constantes si l’on en a envie, mais aussi la possibilité d’avoir du contenu disponible au plus proche de ce qu’on aime, même quand on a des goûts plus particuliers ou raffinés.
Certaines autres conséquences, peut-être bégnines en apparence, pourraient amener leur lot de mauvaises nouvelles.
Je pense notamment à cette notion du besoin de “toujours plus”, celle qui m’a amené à rédiger cet article, et qui risque d’attiser une lassitude plus impactante et plus rapide à arriver face au contenu frais. C’est probablement de cette lassitude que découlent déjà d’autres tendances…
Consommer toujours plus de contenu peut amener à vite monter ses espoirs face à un jeu en développement (le concept même de hype) et se retrouver très rapidement déçu(e) face à la réalité, souvent différente de ce qu’on a pu s’imaginer pendant le cycle d’attente du développement.
Voir arriver de plus en plus de contenu similaire par vague peut créer une augmentation de la rapidité de la nostalgie, réduisant ainsi l’écart du cycle de la “mode”, permettant de moins longues périodes de mise en avant d’un genre par rapport à d’autres. Tout le monde a pu connaître une grande “ère” d’un genre (ère des MMO, ère des jeux de zombies, ère des vampires, ère des vikings, ère du japon, etc), et ces ères tendent à se raccourcir, forçant à la fois les équipes de développement à se hâter d’en profiter (souvent au détriment de la qualité de production) et mettant les joueurs et joueuses face à un surplus de contenu similaire dans des périodes de plus en plus condensées, quite à parfois risquer l’overdose d’un genre.
Forcer la régularité et la production de masse de nouveau contenu dans les jeux-services peut donner l’impression qu’il est facile et rapide de mettre en place de nouvelles choses pour chaque saison. Cette pratique tend à invisibiliser aux yeux du grand public le nombre d’employés œuvrant dans l’ombre pour produire ces contenus, et minimiser les efforts que les équipes déploient pour assurer de telles productions au détriment parfois même de leur qualité de vie au travail.
Pour finir sur une note positive, j’aimerais imaginer que ce besoin pressant de contenu toujours plus varié fasse réaliser à l’industrie du jeu vidéo que la qualité d’une production ne dépend pas nécessairement de sa durée de vie, et offre la possibilité pour certains genres de décider de se séparer de cette métrique de “durée de vie forcée d’un jeu”, souvent diluée pour atteindre un nombre présumé correct d’heures de jeu.
Il est parfois plus honorable de produire un jeu qui marque les esprits par sa qualité et son originalité plutôt que par sa durée de vie. Mais c’est peut-être un sujet pour une prochaine fois…